Angosta by Héctor Abad Faciolince

Auteur:Héctor Abad Faciolince [Inconnu(e)]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: JC Lattès
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

Virginia se retrouva coincée dans la maison de sa sœur pendant plusieurs jours, sans pouvoir sortir, parce que l’armée réalisait une opération de ratissage dans la zone, contre semblait-il des miliciens du Jamás qui avaient posé une bombe incendiaire dans une rue centrale de Terre Froide et tué huit adultes et trois enfants. Il y eut des rafles, des perquisitions maison par maison, des bombardements diurnes et des tirs nocturnes, ils emmenèrent près de soixante-dix jeunes, les accusant d’être miliciens, ou fumeurs de marijuana, ou voleurs, ou simplement jeunes. Tous, ou du moins ceux qui restaient en vie, étaient enfermés dans les camps de Guantanamo pour un temps indéfini, en attente d’un jugement qui ne viendrait jamais. Le désordre dura plusieurs jours et plusieurs nuits, dans une confusion totale parce que le couvre-feu était décrété, avec ou sans électricité, la loi sèche aussi (interdiction de vente d’alcool) et la musique interdite (le pire, comme si on les privait l’eau). À pointer le bout du nez dehors, on risquait de se voir éclater la cervelle. De tout cela, personne n’entendit parler dans le reste d’Angosta, c’est-à-dire dans la ville du milieu et celle d’en haut. Les journalistes n’avaient pas été autorisés à couvrir l’opération, le gouvernement assurant qu’il ne pouvait assurer leur sécurité. L’opération ne fut pas mentionnée dans El Globo, et à peine dans El Heraldo, dix jours plus tard, une brève dans l’avant-dernière page de la section D, si vague et si imprécise qu’on ne comprenait rien : « Opération de la police secrète dans un quartier éloigné du Cartucho. Découvertes de grenades et bombes manuelles ; arrestation de dizaines de terroristes qui seront concentrés à Guantanamo. » Les gens de la Sécur interdisaient l’entrée à la Croix-Rouge et aux civils lorsque ces rafles avaient lieu. L’information ne pouvait donc être vérifiée. Personne n’avait accès au camp de Guantanamo, excepté la brigade de l’armée qui en avait la charge. D’ailleurs où se trouvent les camps de Guantanamo ? Personne ne le savait, personne ne le sait, et certains soutiennent même que c’est une invention de l’opposition pour discréditer le gouvernement.

Au moment où tout ceci arrivait dans le quartier de Virginia, le professeur Dan passait plus de temps à réfléchir à la question de savoir s’il allait recommencer à faire des longues marches qu’à l’insoluble Conjecture de la somme directe. Après son accident dans l’Himalaya, il avait renoncé au sport mais il le regrettait, parce qu’il commençait à grossir et à perdre son agilité. Il se demandait même si son cerveau mathématique n’avait pas perdu en finesse et en acuité depuis qu’il avait abandonné tout exercice physique. Il s’était cependant fait la promesse, tel un alcoolique repenti, de ne plus s’adonner à cette drogue de la haute montagne qui avait failli lui coûter la vie. Obsédé par ce dilemme, le professeur Dan ne pouvait trouver le repos. Pour lui, qui faisait tout avec un sérieux absolu et ne connaissait pas l’irresponsabilité et la légèreté traditionnelle des habitants d’Angosta, tous les sujets devenaient une question problématique et transcendante.

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